Книга «Письмо заложнику» (Lettre à un otage) на французском языке, Антуан де Сент-Экзюпери – читать онлайн |
Книга «Письмо заложнику» (Lettre à un otage) на французском языке – читать онлайн, автор книги – Антуан де Сент-Экзюпери. Текст «Письмо заложнику» (Lettre à un otage) в изначальном виде планировался как предисловие к роману своего друга. Однако тот роман так и не вышел, поэтому Антуан де Сент-Экзюпери переработал и увеличил первоначальный текст, и в 1943-м году вышла отдельная книга «Письмо заложнику». «Письмо заложнику» (Lettre à un otage) – самая маленькая книга Экзюпери, и практически неизвестна широкому кругу читателей; она вышла во Франции небольшим тиражом, и лишь поклонники творчества Антуана де Сент-Экзюпери знакомы с этой книгой (хотя значительно позже после издания были переводы на некоторые языки мира). Остальные книги, которые написал Антуан де Сент-Экзюпери, а также произведения других самых известных писателей всего мира, можно читать онлайн в разделе «Книги на французском». Для детей будет интересным раздел «Сказки на французском языке». Для тех, кто самостоятельно изучает французский язык по фильмам, создан раздел «Фильмы на французском языке», а для детей есть раздел «Мультфильмы на французском языке». Для тех, кто хочет учить французский не только самостоятельно по фильмам и книгам, но и с опытным преподавателем, есть информация на странице «Французский по скайпу».
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Lettre à un otage
I Quand en décembre 1940 j’ai traversé le Portugal pour me rendre aux États-Unis, Lisbonne m’est apparue comme une sorte de paradis clair et triste. On y parlait alors beaucoup d’une invasion imminente, et le Portugal se cramponnait à l’illusion de son bonheur. Lisbonne, qui avait bâti la plus ravissante exposition qui fût au monde, souriait d’un sourire un peu pâle, comme celui de ces mères qui n’ont point de nouvelles d’un fils en guerre et s’efforcent de le sauver par leur confiance: «Mon fils est vivant puisque je souris…». « Regardez, disait ainsi Lisbonne, combien je suis heureuse et paisible et bien éclairée…». Le continent entier pesait contre le Portugal à la façon d’une montagne sauvage, lourde de ses tribus de proie; Lisbonne en fête défiait l’Europe: «Peut-on me prendre pour cible quand je mets tant de soin à ne point me cacher! Quand je suis tellement vulnérable!…». Les villes de chez moi étaient, la nuit, couleur de cendre. Je m’y étais déshabitué de toute lueur, et cette capitale rayonnante me causait un vague malaise. Si le faubourg alentour est sombre, les diamants d’une vitrine trop éclairée attirent les rôdeurs. On les sent qui circulent. Contre Lisbonne je sentais peser la nuit d’Europe habitée par des groupes errants de bombardiers, comme s’ils eussent de loin flairé ce trésor. Mais le Portugal ignorait l’appétit du monstre. Il refusait de croire aux mauvais signes. Le Portugal parlait sur l’art avec une confiance désespérée. Oserait-on l’écraser dans son culte de l’art? Il avait sorti toutes ses merveilles. Oserait-on l’écraser dans ses merveilles? Il montrait ses grands hommes. Faute d’une armée, faute de canons, il avait dressé contre la ferraille de l’envahisseur toutes ses sentinelles de pierre: les poètes, les explorateurs, les conquistadors. Tout le passé du Portugal, faute d’armée et de canons, barrait la route. Oserait-on l’écraser dans son héritage d’un passé grandiose? J’errais ainsi chaque soir avec mélancolie à travers les réussites de cette exposition d’un goût extrême, où tout frôlait la perfection, jusqu’à la musique si discrète, choisie avec tant de tact, et qui, sur les jardins, coulait doucement, sans éclat, comme un simple chant de fontaine. Allait-on détruire dans le monde ce goût merveilleux de la mesure? Et je trouvais Lisbonne, sous son sourire, plus triste que mes villes éteintes. J’ai connu, vous avez peut-être connu, ces familles un peu bizarres qui conservaient à leur table la place d’un mort. Elles niaient l’irréparable. Mais il ne me semblait pas que ce défi fût consolant. Des morts on doit faire des morts. Alors ils retrouvent, dans leur rôle de morts, une autre forme de présence. Mais ces familles-là suspendaient leur retour. Elles en faisaient d’éternels absents, des convives en retard pour l’éternité. Elles troquaient le deuil contre une attente sans contenu. Et ces maisons me paraissaient plongées dans un malaise sans rémission autrement étouffant que le chagrin. Du pilote Guillaumet, le dernier ami que j’aie perdu et qui s’est fait abattre en service postal aérien, mon Dieu! j’ai accepté de porter le deuil. Guillaumet ne changera plus. Il ne sera plus jamais présent, mais il ne sera jamais absent non plus. J’ai sacrifié son couvert à ma table, ce piège inutile, et j’ai fait de lui un véritable ami mort. Mais le Portugal essayait de croire au bonheur, lui laissant son couvert et ses lampions et sa musique. On jouait au bonheur, à Lisbonne, afin que Dieu voulût bien y croire. Lisbonne devait aussi son climat de tristesse à la présence de certains réfugiés. Je ne parle pas des proscrits à la recherche d’un asile. Je ne parle pas d’immigrants en quête d’une terre à féconder par leur travail. Je parle de ceux qui s’expatriaient loin de la misère des leurs pour mettre à l’abri leur argent. N’ayant pu me loger dans la ville même, j’habitais Estoril auprès du casino. Je sortais d’une guerre dense: mon Groupe Aérien, qui durant neuf mois n’avait jamais interrompu ses survols de l’Allemagne, avait encore perdu, au cours de la seule offensive allemande, les trois quarts de ses équipages. J’avais connu, de retour chez moi, la morne atmosphère de l’esclavage et la menace de la famine. J’avais vécu la nuit épaisse de nos villes. Et voici qu’à deux pas de chez moi, chaque soir, le casino d’Estoril se peuplait de revenants. Des Cadillac silencieuses, qui faisaient semblant d’aller quelque part, les déposaient sur le sable fin du porche d’entrée. Ils s’étaient habillés pour le dîner, comme autrefois. Ils montraient leur plastron ou leurs perles. Ils s’étaient invités les uns les autres pour des repas de figurants, où ils n’auraient rien à se dire. Puis ils jouaient à la roulette ou au baccara selon les fortunes. J’allais parfois les regarder. Je ne ressentais ni indignation, ni sentiment d’ironie, mais une vague angoisse. Celle qui vous trouble au zoo devant les survivants d’une espèce éteinte. Ils s’installaient autour des tables. Ils se serraient contre un croupier austère et s’évertuaient à éprouver l’espoir, le désespoir, la crainte, l’envie et la jubilation. Comme des vivants. Ils jouaient des fortunes qui, peut-être, à cette minute même, étaient vidées de signification. Ils usaient de monnaies peut-être périmées. Les valeurs de leurs coffres étaient peut-être garanties par des usines déjà confisquées ou, menacées qu’elles étaient par les torpilles aériennes, déjà en voie d’écrasement. Ils tiraient des traites sur Sirius. Ils s’efforçaient de croire, en se renouant au passé, comme si rien depuis un certain nombre de mois n’avait commencé de craquer sur terre, à la légitimité de leur fièvre, à la couverture de leurs chèques, à l’éternité de leurs conventions. C’était irréel. Ça faisait ballet de poupées. Mais c’était triste. Sans doute n’éprouvaient-ils rien. Je les abandonnais. J’allais respirer au bord de la mer. Et cette mer d’Estoril, mer de ville d’eaux, mer apprivoisée, me semblait aussi entrer dans le jeu. Elle poussait dans le golfe une unique vague molle, toute luisante de lune, comme une robe à traîne hors de saison. Je les retrouvai sur le paquebot, mes réfugiés. Ce paquebot répandait, lui aussi, une légère angoisse. Ce paquebot transbordait, d’un continent à l’autre, ces plantes sans racines. Je me disais: «Je veux bien être un voyageur, je ne veux pas être un émigrant. J’ai appris tant de choses chez moi qui ailleurs seront inutiles.» Mais voici que mes émigrants sortaient de leur poche leur petit carnet d’adresses, leurs débris d’identité. Ils jouaient encore à être quelqu’un. Ils se raccrochaient de toutes leurs forces à quelque signification. «Vous savez, je suis celui-là, disaient-ils, je suis de telle ville… l’ami d’un tel… connaissez-vous un tel?». Et ils vous racontaient l’histoire d’un copain, ou l’histoire d’une responsabilité, ou l’histoire d’une faute ou n’importe quelle autre histoire qui les pût relier à n’importe quoi. Mais rien de ce passé, puisqu’ils s’expatriaient, n’allait plus leur servir. C’était encore tout chaud, tout frais, tout vivant, comme le sont d’abord les souvenirs d’amour. On fait un paquet des lettres tendres. On y joint quelques souvenirs. On noue le tout avec beaucoup de soin. Et la relique d’abord développe un charme mélancolique. Puis passe une blonde aux yeux bleus, et la relique meurt. Car le copain aussi, la responsabilité, la ville natale, les souvenirs de la maison se décolorent, s’ils ne servent plus. Ils le sentaient bien. De même que Lisbonne jouait au bonheur, ils jouaient à croire qu’ils allaient bientôt revenir. Elle est douce, l’absence de l’enfant prodigue! C’est une fausse absence puisque, en arrière de lui, la maison familiale demeure. Que l’on soit absent dans la pièce voisine, ou sur l’autre versant de la planète, la différence n’est pas essentielle. La présence de l’ami qui en apparence s’est éloigné, peut se faire plus dense qu’une présence réelle. C’est celle de la prière. Jamais je n’ai mieux aimé ma maison que dans le Sahara. Jamais fiancés n’ont été plus proches de leur fiancée que les marins bretons du XVIe siècle, quand ils doublaient le Cap Horn et vieillissaient contre le mur des vents contraires. Dès le départ ils commençaient déjà de revenir. C’est leur retour qu’ils préparaient de leurs lourdes mains en hissant les voiles. Le chemin le plus court du port de Bretagne à la maison de la fiancée passait par le Cap Horn. Mais voici que mes émigrants m’apparaissaient comme des marins bretons auxquels on eût enlevé la fiancée bretonne. Aucune fiancée bretonne n’allumait plus pour eux, à sa fenêtre, son humble lampe. Ils n’étaient point des enfants prodigues. Ils étaient des enfants prodigues sans maison vers quoi revenir. Alors commence le vrai voyage, qui est hors de soi-même. Comment se reconstruire? Comment refaire en soi le lourd écheveau de souvenirs? Ce bateau fantôme était chargé, comme les limbes, d’âmes à naître. Seuls paraissaient réels, si réels qu’on les eût aimé toucher du doigt, ceux qui, intégrés au navire et ennoblis par de véritables fonctions, portaient les plateaux, astiquaient les cuivres, ciraient les chaussures, et, avec un vague mépris, servaient des morts. Ce n’est point la pauvreté qui valait aux émigrants ce léger dédain du personnel. Ce n’est point d’argent qu’ils manquaient, mais de densité. Ils n’étaient plus l’homme de telle maison, de tel ami, de telle responsabilité. Ils jouaient le rôle, mais ce n’était plus vrai. Personne n’avait besoin d’eux, personne ne s’apprêtait à faire appel à eux. Quelle merveille que ce télégramme qui vous bouscule, vous fait lever au milieu de la nuit, vous pousse vers la gare: «Accours! J’ai besoin de toi!». Nous nous découvrons vite des amis qui nous aident. Nous méritons lentement ceux qui exigent d’être aidés. Certes, mes revenants, personne ne les haïssait, personne ne les jalousait, personne ne les importunait. Mais personne ne les aimait du seul amour qui comptât. Je me disais: «ils seront pris, dès l’arrivée, dans les cocktails de bienvenue, les dîners de consolation.». Mais qui ébranlera leur porte en exigeant d’être reçu: «Ouvre! C’est moi!». Il faut allaiter longtemps un enfant avant qu’il exige. Il faut longtemps cultiver un ami avant qu’il réclame son dû d’amitié. Il faut s’être ruiné durant des générations à réparer le vieux château qui croule, pour apprendre à l’aimer.
II Je me disais donc: «L’essentiel est que demeure quelque part ce dont on a vécu. Et les coutumes. Et la fête de famille. Et la maison des souvenirs. L’essentiel est de vivre pour le retour…». Et je me sentais menacé dans ma substance même par la fragilité des pôles lointains dont je dépendais. Je risquais de connaître un désert véritable, et commençai de comprendre un mystère qui m’avait longtemps intrigué. J’ai vécu trois années dans le Sahara. J’ai rêvé, moi aussi, après tant d’autres, sur sa magie. Quiconque a connu la vie saharienne, où tout, en apparence, n’est que solitude et dénuement, pleure cependant ces années-là comme les plus belles qu’il ait vécues. Les mots «nostalgie du sable, nostalgie de la solitude, nostalgie de l’espace» ne sont que formules littéraires, et n’expliquent rien. Or voici que, pour la première fois, à bord d’un paquebot grouillant de passagers entassés les uns sur les autres, il me semblait comprendre le désert. Certes, le Sahara n’offre, à perte de vue, qu’un sable uniforme, ou plus exactement, car les dunes y sont rares, une grève caillouteuse. On y baigne en permanence dans les conditions mêmes de l’ennui. Et cependant d’invisibles divinités lui bâtissent un réseau de directions, de pentes et de signes, une musculature secrète et vivante. Il n’est plus d’uniformité. Tout s’oriente. Un silence même n’y ressemble pas à l’autre silence. Il est un silence de la paix quand les tribus sont conciliées, quand le soir ramène sa fraîcheur et qu’il semble que l’on fasse halte, voiles repliées, dans un port tranquille. Il est un silence de midi quand le soleil suspend les pensées et les mouvements. Il est un faux silence, quand le vent du Nord a fléchi et que l’apparition d’insectes, arrachés comme du pollen aux oasis de l’intérieur, annonce la tempête d’Est porteuse de sable. Il est un silence de complot, quand on connaît, d’une tribu lointaine, qu’elle fermente. Il est un silence de mystère, quand se nouent entre les Arabes leurs indéchiffrables conciliabules. Il est un silence tendu quand le messager tarde à revenir. Un silence aigu quand, la nuit, on retient son souffle pour entendre. Un silence mélancolique, si l’on se souvient de qui l’on aime. Tout se polarise. Chaque étoile fixe une direction véritable. Elles sont toutes étoiles des Mages. Elles servent toutes leur propre dieu. Celle-ci désigne la direction d’un puits lointain, dur à gagner. Et l’étendue qui vous sépare de ce puits pèse comme un rempart. Celle-là désigne la direction d’un puits tari. Et l’étoile elle-même paraît sèche. Et l’étendue qui vous sépare du puits tari n’a point de pente. Telle autre étoile sert de guide vers une oasis inconnue que les nomades vous ont chantée, mais que la dissidence vous interdit. Et le sable qui vous sépare de l’oasis est pelouse de contes de fées. Telle autre encore désigne la direction d’une ville blanche du Sud, savoureuse, semble-t-il, comme un fruit où planter les dents. Telle, de la mer. Enfin des pôles presque irréels aimantent de très loin ce désert: une maison d’enfance, qui demeure vivante dans le souvenir. Un ami dont on ne sait rien, sinon qu’il est. Ainsi vous sentez-vous tendu et vivifié par le champ des forces qui tirent sur vous ou vous repoussent, vous sollicitent ou vous résistent. Vous voici bien fondé, bien déterminé, bien installé au centre de directions cardinales. Et comme le désert n’offre aucune richesse tangible, comme il n’est rien à voir ni à entendre dans le désert, on est bien contraint de reconnaître, puisque la vie intérieure loin de s’y endormir s’y fortifie, que l’homme est animé d’abord par des sollicitations invisibles. L’homme est gouverné par l’Esprit. Je vaux, dans le désert, ce que valent mes divinités. Ainsi, si je me sentais riche, à bord de mon paquebot triste, de directions encore fertiles, si j’habitais une planète encore vivante, c’était grâce à quelques amis perdus en arrière de moi dans la nuit de France, et qui commençaient de m’être essentiels. La France, décidément, n’était pour moi ni une déesse abstraite, ni un concept d’historien, mais bien une chair dont je dépendais, un réseau de liens qui me régissait, un ensemble de pôles qui fondait les pentes de mon coeur. J’éprouvais le besoin de sentir plus solides et plus durables que moi-même ceux dont j’avais besoin pour m’orienter. Pour connaître où revenir. Pour exister. En eux mon pays logeait tout entier et vivait par eux en moi-même. Pour qui navigue en mer un continent se résume ainsi dans le simple éclat de quelques phares. Un phare ne mesure point l’éloignement. Sa lumière est présente dans les yeux, tout simplement. Et toutes les merveilles du continent logent dans l’étoile. Et voici qu’aujourd’hui où la France, à la suite de l’occupation totale, est entrée en bloc dans le silence avec sa cargaison, comme un navire tous feux éteints dont on ignore s’il survit ou non aux périls de mer, le sort de chacun de ceux que j’aime me tourmente plus gravement qu’une maladie installée en moi. Je me découvre menacé dans mon essence par leur fragilité. Celui qui, cette nuit-ci, hante ma mémoire est âgé de cinquante ans. Il est malade. Et il est juif. Comment survivrait-il à la terreur allemande? Pour imaginer qu’il respire encore j’ai besoin de le croire ignoré de l’envahisseur, abrité en secret par le beau rempart de silence des paysans de son village. Alors seulement je crois qu’il vit encore. Alors seulement, déambulant au loin dans l’empire de son amitié, lequel n’a point de frontières, il m’est permis de me sentir non émigrant, mais voyageur. Car le désert n’est pas là où l’on croit. Le Sahara est plus vivant qu’une capitale et la ville la plus grouillante se vide si les pôles essentiels de la vie sont désaimantés.
III Comment la vie construit-elle donc ces lignes de force dont nous vivons? D’où vient le poids qui me tire vers la maison de cet ami? Quels sont donc les instants capitaux qui ont fait de cette présence l’un des pôles dont j’ai besoin? De quels événements secrets sont donc pétries les tendresses particulières et, à travers elles, l’amour du pays? Les miracles véritables, qu’ils font peu de bruit! Les événements essentiels, qu’ils sont simples! Sur l’instant que je veux raconter, il est si peu à dire qu’il me faut le revivre en rêve, et parler à cet ami. C’était par une journée d’avant-guerre, sur les bords de la Saône, du côté de Tournus. Nous avions choisi, pour déjeuner, un restaurant dont le balcon de planches surplombait la rivière. Accoudés à une table toute simple, gravée au couteau par les clients, nous avions commandé deux Pernod. Ton médecin t’interdisait l’alcool, mais tu trichais dans les grandes occasions. C’en était une. Nous ne savions pourquoi, mais c’en était une. Ce qui nous réjouissait était plus impalpable que la qualité de la lumière. Tu avais donc décidé ce Pernod des grandes occasions. Et, comme deux mariniers, à quelques pas de nous, déchargeaient un chaland, nous avons invité les mariniers. Nous les avons hélés du haut du balcon. Et ils sont venus. Ils sont venus tout simplement. Nous avions trouvé si naturel d’inviter des copains, à cause peut-être de cette invisible fête en nous. Il était tellement évident qu’ils répondraient au signe. Nous avons donc trinqué! Le soleil était bon. Son miel tiède baignait les peupliers de l’autre berge, et la plaine jusqu’à l’horizon. Nous étions de plus en plus gais, toujours sans connaître pourquoi. Le soleil rassurait de bien éclairer, le fleuve de couler, le repas d’être repas, les mariniers d’avoir répondu à l’appel, la servante de nous servir avec une sorte de gentillesse heureuse, comme si elle eût présidé une fête éternelle. Nous étions pleinement en paix, bien insérés à l’abri du désordre dans une civilisation définitive. Nous goûtions une sorte d’état parfait où, tous les souhaits étant exaucés, nous n’avions plus rien à nous confier. Nous nous sentions purs, droits, lumineux et indulgents. Nous n’eussions pas su dire quelle vérité nous apparaissait dans son évidence. Mais le sentiment qui nous dominait était bien celui de la certitude. D’une certitude presque orgueilleuse. Ainsi l’univers, à travers nous, prouvait sa bonne volonté. La condensation des nébuleuses, le durcissement des planètes, la formation des premières amibes, le travail gigantesque de la vie qui achemina l’amibe jusqu’à l’homme, tout avait convergé heureusement pour aboutir, à travers nous, à cette qualité du plaisir! Ce n’était pas si mal, comme réussite. Ainsi savourions-nous cette entente muette et ces rites presque religieux. Bercés par le va-et-vient de la servante sacerdotale, les mariniers et nous trinquions comme les fidèles d’une même Église, bien que nous n’eussions su dire laquelle. L’un des deux mariniers était hollandais. L’autre, allemand. Celui-ci avait autrefois fui le Nazisme, poursuivi qu’il était là-bas comme communiste, ou comme trotskyste, ou comme catholique, ou comme juif. (Je ne me souviens plus de l’étiquette au nom de laquelle l’homme était proscrit.) Mais à cet instant-là le marinier était bien autre chose qu’une étiquette. C’est le contenu qui comptait. La pâte humaine. Il était un ami, tout simplement. Et nous étions d’accord, entre amis. Tu étais d’accord. J’étais d’accord. Les mariniers et la servante étaient d’accord. D’accord sur quoi? Sur le Pernod? Sur la signification de la vie? Sur la douceur de la journée? Nous n’eussions pas su, non plus, le dire. Mais cet accord était si plein, si solidement établi en profondeur, il portait sur une bible si évidente dans sa substance, bien qu’informulable par les mots, que nous eussions volontiers accepté de fortifier ce pavillon, d’y soutenir un siège, et d’y mourir derrière des mitrailleuses pour sauver cette substance-là. Quelle substance?… C’est bien ici qu’il est difficile de s’exprimer! Je risque de ne capturer que des reflets, non l’essentiel. Les mots insuffisants laisseront fuir ma vérité. Je serai obscur si je prétends que nous aurions aisément combattu pour sauver une certaine qualité du sourire des mariniers, et de ton sourire et de mon sourire, et du sourire de la servante, un certain miracle de ce soleil qui s’était donné tant de mal, depuis tant de millions d’années, pour aboutir, à travers nous, à la qualité d’un sourire qui était assez bien réussi. L’essentiel, le plus souvent, n’a point de poids. L’essentiel ici, en apparence, n’a été qu’un sourire. Un sourire est souvent l’essentiel. On est payé par un sourire. On est récompensé par un sourire. On est animé par un sourire. Et la qualité d’un sourire peut faire que l’on meure. Cependant, puisque cette qualité nous délivrait si bien de l’angoisse des temps présents, nous accordait la certitude, l’espoir, la paix, j’ai aujourd’hui besoin, pour tenter de m’exprimer mieux, de raconter aussi l’histoire d’un autre sourire.
IV C’était au cours d’un reportage sur la guerre civile en Espagne. J’avais eu l’imprudence d’assister en fraude, vers trois heures du matin, à un embarquement de matériel secret dans une gare de marchandises. L’agitation des équipes et une certaine obscurité semblaient favoriser mon indiscrétion. Mais je parus suspect à des miliciens anarchistes. Ce fut très simple. Je ne soupçonnais rien encore de leur approche élastique et silencieuse, quand déjà ils se refermaient sur moi, doucement, comme les doigts d’une main. Le canon de leur carabine pesa légèrement contre mon ventre et le silence me parut solennel. Je levai enfin les bras. J’observai qu’ils fixaient, non mon visage, mais ma cravate (la mode d’un faubourg anarchiste déconseillait cet objet d’art). Ma chair se contracta. J’attendais la décharge, c’était l’époque des jugements expéditifs. Mais il n’y eut aucune décharge. Après quelques secondes d’un vide absolu, au cours desquelles les équipes au travail me semblèrent danser dans un autre univers une sorte de ballet de rêve, mes anarchistes, d’un léger mouvement de tête, me firent signe de les précéder, et nous nous mîmes en marche, sans hâte, à travers les voies de triage. La capture s’était faite dans un silence parfait, et avec une extraordinaire économie de mouvements. Ainsi joue la faune sousmarine. Je m’enfonçai bientôt vers un sous-sol transformé en poste de garde. Mal éclairés par une mauvaise lampe à pétrole, d’autres miliciens somnolaient, leur carabine entre les jambes. Ils échangèrent quelques mots, d’une voix neutre, avec les hommes de ma patrouille. L’un d’eux me fouilla. Je parle l’espagnol, mais ignore le catalan. Je compris cependant que l’on exigeait mes papiers. Je les avais oubliés à l’hôtel. Je répondis: «Hôtel… Journaliste…», sans connaître si mon langage transportait quelque chose. Les miliciens se passèrent de main en main mon appareil photographique comme une pièce à conviction. Quelques-uns de ceux qui bâillaient, affaissés sur leurs chaises bancales, se relevèrent avec une sorte d’ennui et s’adossèrent au mur. Car l’impression dominante était celle de l’ennui. De l’ennui et du sommeil. Le pouvoir d’attention de ces hommes était usé, me semblait-il, jusqu’à la corde. J’eusse presque souhaité, comme un contact humain, une marque d’hostilité. Mais ils ne m’honoraient d’aucun signe de colère, ni même de réprobation. Je tentai à plusieurs reprises de protester en espagnol. Mes protestations tombèrent dans le vide. Ils me regardèrent sans réagir, comme ils eussent regardé un poisson chinois dans un aquarium. Ils attendaient. Qu’attendaient-ils? Le retour de l’un d’entre eux? L’aube? Je me disais: «Ils attendent, peut-être, d’avoir faim…». Je me disais encore: «Ils vont faire une bêtise! C’est absolument ridicule!…». Le sentiment que j’éprouvais – bien plus qu’un sentiment d’angoisse – était le dégoût de l’absurde. Je me disais: «S’ils se dégèlent, s’ils veulent agir, ils tireront!». Étais-je, oui ou non, véritablement en danger? Ignoraient-ils toujours que j’étais, non un saboteur, non un espion, mais un journaliste? Que mes papiers d’identité se trouvaient à l’hôtel? Avaient-ils pris une décision? Laquelle? Je ne connaissais rien sur eux, sinon qu’ils fusillaient sans grands débats de conscience. Les avant-gardes révolutionnaires, de quelque parti qu’elles soient, font la chasse, non aux hommes (elles ne pèsent pas l’homme dans sa substance), mais aux symptômes. La vérité adverse leur apparaît comme une maladie épidémique. Pour un symptôme douteux, on expédie le contagieux au lazaret d’isolement. Le cimetière. C’est pourquoi me semblait sinistre cet interrogatoire qui tombait sur moi par monosyllabes vagues, de temps à autre, et dont je ne comprenais rien. Une roulette aveugle jouait ma peau. C’est pourquoi aussi j’éprouvais l’étrange besoin, afin de peser d’une présence réelle, de leur crier, sur moi, quelque chose qui m’imposât dans ma destinée véritable. Mon âge par exemple! Ça, c’est impressionnant, l’âge d’un homme! Ça résume toute sa vie. Elle s’est faite lentement, la maturité qui est sienne. Elle s’est faite contre tant d’obstacles vaincus, contre tant de maladies graves guéries, contre tant de peines calmées, contre tant de désespoirs surmontés, contre tant de risques dont la plupart ont échappé à la conscience. Elle s’est faite à travers tant de désirs, tant d’espérances, tant de regrets, tant d’oublis, tant d’amour. Ça représente une belle cargaison d’expériences et de souvenirs, l’âge d’un homme! Malgré les pièges, les cahots, les ornières, on a tant bien que mal continué d’avancer, cahin-caha, comme un bon tombereau. Et maintenant, grâce à une convergence obstinée de chances heureuses, on en est là. On a trente-sept ans. Et le bon tombereau, s’il plaît à Dieu, emportera plus loin encore sa cargaison de souvenirs. Je me disais donc: «Voilà où j’en suis. J’ai trente-sept ans…». J’eusse aimé alourdir mes juges de cette confidence… mais ils ne m’interrogeaient plus. C’est alors qu’eut lieu le miracle. Oh! un miracle très discret. Je manquais de cigarettes. Comme l’un de mes geôliers fumait, je le priai, d’un geste, de m’en céder une, et ébauchai un vague sourire. L’homme s’étira d’abord, passa lentement la main sur son front, leva les yeux dans la direction, non plus de ma cravate, mais de mon visage et, à ma grande stupéfaction, ébaucha, lui aussi, un sourire. Ce fut comme le lever du jour. Ce miracle ne dénoua pas le drame, il l’effaça, tout simplement, comme la lumière, l’ombre. Aucun drame n’avait plus eu lieu. Ce miracle ne modifia rien qui fût visible. La mauvaise lampe à pétrole, une table aux papiers épars, les hommes adossés au mur, la couleur des objets, l’odeur, tout persista. Mais toute chose fut transformée dans sa substance même. Ce sourire me délivrait. C’était un signe aussi définitif, aussi évident dans ses conséquences prochaines, aussi irréversible que l’apparition du soleil. Il ouvrait une ère neuve. Rien n’avait changé, tout était changé. La table aux papiers épars devenait vivante. La lampe à pétrole devenait vivante. Les murs étaient vivants. L’ennui suinté par les objets morts de cette cave s’allégeait par enchantement. C’était comme si un sang invisible eût recommencé de circuler, renouant toutes choses dans un même corps, et leur restituant une signification. Les hommes non plus n’avaient pas bougé, mais, alors qu’ils m’apparaissaient une seconde plus tôt comme plus éloignés de moi qu’une espèce antédiluvienne, voici qu’ils naissaient à une vie proche. J’éprouvais une extraordinaire sensation de présence. C’est bien ça: de présence! Et je sentais ma parenté. Le garçon qui m’avait souri, et qui, une seconde plus tôt, n’était qu’une fonction, un outil, une sorte d’insecte monstrueux, voici qu’il se révélait un peu gauche, presque timide, d’une timidité merveilleuse. Non qu’il fût moins brutal qu’un autre, ce terroriste! mais l’avènement de l’homme en lui éclairait si bien sa part vulnérable! On prend de grands airs, nous les hommes, mais on connaît, dans le secret du coeur, l’hésitation, le doute, le chagrin… Rien encore n’avait été dit. Cependant tout était résolu. Je posai la main, en remerciement, sur l’épaule du milicien, quand il me tendit ma cigarette. Et comme, cette glace une fois rompue, les autres miliciens, eux aussi, redevenaient hommes, j’entrai dans leur sourire à tous comme dans un pays neuf et libre. J’entrai dans leur sourire comme, autrefois, dans le sourire de nos sauveteurs du Sahara. Les camarades nous ayant retrouvés après des journées de recherches, ayant atterri le moins loin possible, marchaient vers nous à grandes enjambées, en balançant bien visiblement, à bout de bras, les outres d’eau. Du sourire des sauveteurs, si j’étais naufragé, du sourire des naufragés, si j’étais sauveteur, je me souviens aussi comme d’une patrie où je me sentais tellement heureux. Le plaisir véritable est plaisir de convive. Le sauvetage n’était que l’occasion de ce plaisir. L’eau n’a point le pouvoir d’enchanter, si elle n’est d’abord cadeau de la bonne volonté des hommes. Les soins accordés au malade, l’accueil offert au proscrit, le pardon même ne valent que grâce au sourire qui éclaire la fête. Nous nous rejoignons dans le sourire au-dessus des langages, des castes, des partis. Nous sommes les fidèles d’une même Église, tel et ses coutumes, moi et les miennes.
V Cette qualité de la joie n’est-elle pas le fruit le plus précieux de la civilisation qui est nôtre? Une tyrannie totalitaire pourrait nous satisfaire, elle aussi, dans nos besoins matériels. Mais nous ne sommes pas un bétail à l’engrais. La prospérité et le confort ne sauraient suffire à nous combler. Pour nous qui fûmes élevés dans le culte du respect de l’homme, pèsent lourd les simples rencontres qui se changent parfois en fêtes merveilleuses… Respect de l’homme! Respect de l’homme!… Là est la pierre de touche! Quand le Naziste respecte exclusivement qui lui ressemble, il ne respecte rien que soi-même; il refuse les contradictions créatrices, ruine tout espoir d’ascension, et fonde pour mille ans, en place d’un homme, le robot d’une termitière. L’ordre pour l’ordre châtre l’homme de son pouvoir essentiel, qui est de transformer et le monde et soi-même. La vie crée l’ordre, mais l’ordre ne crée pas la vie. Il nous semble, à nous, bien au contraire, que notre ascension n’est pas achevée, que la vérité de demain se nourrit de l’erreur d’hier, et que les contradictions à surmonter sont le terreau même de notre croissance. Nous reconnaissons comme nôtres ceux mêmes qui diffèrent de nous. Mais quelle étrange parenté! elle se fonde sur l’avenir, non sur le passé. Sur le but, non sur l’origine. Nous sommes l’un pour l’autre des pèlerins qui, le long de chemins divers, peinons vers le même rendez-vous. Mais voici qu’aujourd’hui le respect de l’homme, condition de notre ascension, est en péril. Les craquements du monde moderne nous ont engagés dans les ténèbres. Les problèmes sont incohérents, les solutions contradictoires. La vérité d’hier est morte, celle de demain est encore à bâtir. Aucune synthèse valable n’est entrevue, et chacun d’entre nous ne détient qu’une parcelle de la vérité. Faute d’évidence qui les impose, les religions politiques font appel à la violence. Et voici qu’à nous diviser sur les méthodes, nous risquons de ne plus reconnaître que nous nous hâtons vers le même but. Le voyageur qui franchit sa montagne dans la direction d’une étoile, s’il se laisse trop absorber par ses problèmes d’escalade, risque d’oublier quelle étoile le guide. S’il n’agit plus que pour agir, il n’ira nulle part. La chaisière de cathédrale, à se préoccuper trop âprement de la location de ses chaises, risque d’oublier qu’elle sert un dieu. Ainsi, à m’enfermer dans quelque passion partisane, je risque d’oublier qu’une politique n’a de sens qu’à condition d’être au service d’une évidence spirituelle. Nous avons goûté, aux heures de miracle, une certaine qualité des relations humaines: là est pour nous la vérité. Quelle que soit l’urgence de l’action, il nous est interdit d’oublier, faute de quoi cette action demeurera stérile, la vocation qui doit la commander. Nous voulons fonder le respect de l’homme. Pourquoi nous haïrions-nous à l’intérieur d’un même camp? Aucun d’entre nous ne détient le monopole de la pureté d’intention. Je puis combattre, au nom de ma route, telle route qu’un autre a choisie. Je puis critiquer les démarches de sa raison. Les démarches de la raison sont incertaines. Mais je dois respecter cet homme, sur le plan de l’Esprit, s’il peine vers la même étoile. Respect de l’Homme! Respect de l’Homme!… Si le respect de l’homme est fondé dans le coeur des hommes, les hommes finiront bien par fonder en retour le système social, politique ou économique qui consacrera ce respect. Une civilisation se fonde d’abord dans la substance. Elle est d’abord, dans l’homme, désir aveugle d’une certaine chaleur. L’homme ensuite, d’erreur en erreur, trouve le chemin qui conduit au feu.
VI C’est sans doute pourquoi, mon ami, j’ai un tel besoin de ton amitié. J’ai soif d’un compagnon qui, au-dessus des litiges de la raison, respecte en moi le pèlerin de ce feu-là. J’ai besoin de goûter quelquefois, par avance, la chaleur promise, et de me reposer, un peu au delà de moi-même, en ce rendez-vous qui sera nôtre. Je suis si las des polémiques, des exclusives, des fanatismes! Je puis entrer chez toi sans m’habiller d’un uniforme, sans me soumettre à la récitation d’un Coran, sans renoncer à quoi que ce soit de ma patrie intérieure. Auprès de toi je n’ai pas à me disculper, je n’ai pas à plaider, je n’ai pas à prouver; je trouve la paix, comme à Tournus. Au-dessus de mes mots maladroits, audessus des raisonnements qui me peuvent tromper, tu considères en moi simplement l’Homme. Tu honores en moi l’ambassadeur de croyances, de coutumes, d’amours particulières. Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente. Tu m’interroges comme l’on interroge le voyageur. Moi qui éprouve, comme chacun, le besoin d’être reconnu, je me sens pur en toi et vais à toi. J’ai besoin d’aller là où je suis pur. Ce ne sont point mes formules ni mes démarches qui t’ont jamais instruit sur qui je suis. C’est l’acceptation de qui je suis qui t’a fait, au besoin, indulgent à ces démarches comme à ces formules. Je te sais gré de me recevoir tel que me voici. Qu’ai-je à faire d’un ami qui me juge? Si j’accueille un ami à ma table, je le prie de s’asseoir, s’il boite, et ne lui demande pas de danser. Mon ami, j’ai besoin de toi comme d’un sommet où l’on respire! J’ai besoin de m’accouder auprès de toi, une fois encore, sur les bords de la Saône, à la table d’une petite auberge de planches disjointes, et d’y inviter deux mariniers, en compagnie desquels nous trinquerons dans la paix d’un sourire semblable au jour. Si je combats encore je combattrai un peu pour toi. J’ai besoin de toi pour mieux croire en l’avènement de ce sourire. J’ai besoin de t’aider à vivre. Je te vois si faible, si menacé, traînant tes cinquante ans, des heures durant, pour subsister un jour de plus, sur le trottoir de quelque épicerie pauvre, grelottant à l’abri précaire d’un manteau râpé. Toi si français, je te sens deux fois en péril de mort, parce que français, et parce que juif. Je sens tout le prix d’une communauté qui n’autorise plus les litiges. Nous sommes tous de France comme d’un arbre, et je servirai ta vérité comme tu eusses servi la mienne. Pour nous, Français du dehors, il s’agit, dans cette guerre, de débloquer la provision de semences gelées par la neige de la présence allemande. Il s’agit de vous secourir, vous de là-bas. Il s’agit de vous faire libres dans la terre où vous avez le droit fondamental de développer vos racines. Vous êtes quarante millions d’otages. C’est toujours dans les caves de l’oppression que se préparent les vérités nouvelles: quarante millions d’otages méditent là-bas leur vérité neuve. Nous nous soumettons, par avance, à cette vérité. Car c’est bien vous qui nous enseignerez. Ce n’est pas à nous d’apporter la flamme spirituelle à ceux qui la nourrissent déjà de leur propre substance, comme d’une cire. Vous ne lirez peut-être guère nos livres. Vous n’écouterez peut-être pas nos discours. Nos idées, peut-être les vomirez-vous. Nous ne fondons pas la France. Nous ne pouvons que la servir. Nous n’aurons droit, quoi que nous ayons fait, à aucune reconnaissance. Il n’est pas de commune mesure entre le combat libre et l’écrasement dans la nuit. Il n’est pas de commune mesure entre le métier de soldat et le métier d’otage. Vous êtes les saints.
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