Книга «Военный лётчик» (Pilote de guerre) на французском языке, Антуан де Сент-Экзюпери – читать онлайн |
Роман «Военный лётчик» (Pilote de guerre) на французском языке – читать онлайн, автор книги – Антуан де Сент-Экзюпери. Книга «Планета людей» (Terre des hommes) была издана в начале 1942 года в США на английском и французском языке. Роман представляет собой размышления автора о причинах поражения Франции в 1940-м году, однако целью написания романа является обращение к США за военной помощью для оккупированной Франции. Роман не получил широкой известности у читателей, хотя и был впоследствии переведён на некоторые самые распространённые языки мира. Остальные книги, которые написал Антуан де Сент-Экзюпери, а также произведения других самых известных писателей всего мира, можно читать онлайн в разделе «Книги на французском». Для детей будет интересным раздел «Сказки на французском языке». Для тех, кто самостоятельно изучает французский язык по фильмам, создан раздел «Фильмы на французском языке», а для детей есть раздел «Мультфильмы на французском языке». Для тех, кто хочет учить французский не только самостоятельно по фильмам и книгам, но и с опытным преподавателем, есть информация на странице «Французский по скайпу».
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Pilote de guerre
I Sans doute je rêve. Je suis au collège. J’ai quinze ans. Je ré-sous avec patience mon problème de géométrie. Accoudé sur ce bureau noir, je me sers sagement du compas, de la règle, du rapporteur. Je suis studieux et tranquille. Des camarades, au-près de moi, parlent à voix basse. L’un d’eux aligne des chiffres sur un tableau noir. Quelques-uns, moins sérieux, jouent au bridge. De temps à autre je m’enfonce plus loin dans le rêve et jette un coup d’oeil par la fenêtre. Une branche d’arbre oscille doucement dans le soleil. Je regarde longtemps. Je suis un élève dissipé… J’éprouve du plaisir à goûter ce soleil, comme à savourer cette odeur enfantine de pupitre, de craie, de tableau noir. Je m’enferme avec tant de joie dans cette enfance bien protégée! Je le sais bien: il y a d’abord l’enfance, le collège, les camarades, puis vient le jour où l’on subit des examens. Où l’on reçoit quelque diplôme. Où l’on franchit, avec un serrement de coeur, un certain porche, au delà duquel, d’emblée, on est un homme. Alors le pas pèse plus lourd sur la terre. On fait déjà son chemin dans la vie. Les premiers pas de son chemin. On essaiera enfin ses armes sur de véritables adversaires. La règle, l’équerre, le compas, on en usera pour bâtir le monde, ou pour triompher des ennemis. Finis, les jeux! Je sais que d’ordinaire un collégien ne craint pas d’affronter la vie. Un collégien piétine d’impatience. Les tourments, les dangers, les amertumes d’une vie d’homme n’intimident pas un collégien. Mais voici que je suis un drôle de collégien. Je suis un collégien qui connaît son bonheur, et qui n’est pas tellement pressé d’affronter la vie… Dutertre passe. Je l’invite. — Assieds-toi là, je vais te faire un tour de cartes… Et je suis heureux de lui trouver son as de pique. En face de moi, sur un bureau noir comme le mien, Dutertre est assis, les jambes pendantes. Il rit. Je souris avec modestie. Pénicot nous rejoint et pose son bras sur mon épaule: — Alors, vieux camarade? Mon Dieu que tout cela est tendre! Un surveillant (est-ce un surveillant?…) ouvre la porte pour convoquer deux camarades. Ils lâchent leur règle, leur compas, se lèvent et sortent. Nous les suivons des yeux. Le collège est fini pour eux. On les lâche dans la vie. Leur science va servir. Ils vont, comme des hommes, essayer sur leurs adver-saires les recettes de leurs calculs. Drôle de collège, d’où l’on s’en va chacun son tour. Et sans grands adieux. Ces deux camarades-là ne nous ont même pas regardés. Cependant les hasards de la vie, peut-être bien, les emporteront plus loin qu’en Chine. Tellement plus loin! Quand la vie, après le collège, disperse les hommes, peuvent-ils jurer de se revoir? Nous courbons la tête, nous autres qui vivons encore dans la chaude paix de la couveuse… — Écoute, Dutertre, ce soir… Mais la même porte une seconde fois s’ouvre. Et j’entends comme un verdict: — Le Capitaine de Saint Exupéry et le Lieutenant Dutertre chez le Commandant. Fini le collège. C’est la vie. — Tu savais, toi, que c’était notre tour? — Pénicot a volé ce matin. Nous partons sans doute en mission, puisque l’on nous convoque. Nous sommes fin mai, en pleine retraite, en plein désastre. On sacrifie les équipages comme on jetterait des verres d’eau dans un incendie de forêt. Comment pèseraiton les risques quand tout s’écroule? Nous sommes encore, pour toute la France, cinquante équipages de Grande Reconnaissance. Cinquante équipages de trois hommes, dont vingt-trois chez nous, au Groupe 2/33. En trois semaines nous avons perdu dix-sept équipages sur vingt-trois. Nous avons fondu comme une cire. J’ai dit hier au Lieutenant Gavoille: — Nous verrons ça après la guerre. Et le Lieutenant Gavoille m’a répondu: — Vous n’avez tout de même pas la prétention, mon Capitaine, d’être vivant après la guerre? Gavoille ne plaisantait pas. Nous savons bien que l’on ne peut faire autrement que de nous jeter dans le brasier, si même le geste est inutile. Nous sommes cinquante, pour toute la France. Sur nos épaules repose toute la stratégie de l’armée française! Il est une immense forêt qui brûle, et quelques verres d’eau à sacrifier pour l’éteindre: on les sacrifiera. C’est correct. Qui songe à se plaindre? A-t-on jamais en-tendu répondre autre chose, chez nous, que: «Bien mon Commandant. Oui mon Commandant. Merci mon Commandant. Entendu mon Commandant.» Mais il est une impression qui domine toutes les autres au cours de cette fin de guerre. C’est celle de l’absurde. Tout craque autour de nous. Tout s’éboule. C’est si total que la mort elle-même paraît absurde. Elle manque de sérieux, la mort, dans cette pagaille… Nous entrons chez le Commandant Alias. (Il commande aujourd’hui encore, à Tunis, le même Groupe 2/33.) — Bonjour Saint Ex. Bonjour Dutertre. Asseyez-vous. Nous nous asseyons. Le Commandant étale une carte sur la table, et se retourne vers le planton: — Allez me chercher la météo. Puis il tapote la table de son crayon. Je l’observe. Il a les traits tirés. Il n’a pas dormi. Il a fait la navette, en voiture, à la recherche d’un État-Major fantôme, l’État-Major de la Division, l’État-Major de la Subdivision… Il a tenté de lutter contre les magasins d’approvisionnements qui ne livraient pas leurs pièces de rechange. Il s’est fait prendre sur la route dans des embouteillages inextricables. Il a aussi présidé au dernier déménagement, au dernier emménagement, car nous changeons de terrain comme de pauvres hères poursuivis par un huissier inexorable. Alias a réussi à sauver, chaque fois, les avions, les ca-mions et dix tonnes de matériel. Mais nous le devinons à bout de forces, à bout de nerfs. — Eh bien, voilà… Il tapote toujours la table et ne nous regarde pas. — C’est bien embêtant… Puis il hausse les épaules. — C’est une mission embêtante. Mais ils y tiennent à l’État-Major. Ils y tiennent beaucoup… J’ai discuté, mais ils y tiennent… C’est comme ça. Dutertre et moi nous regardons, à travers la fenêtre, un ciel calme. J’entends caqueter les poules, car le bureau du Commandant est installé dans une ferme, comme la Salle des Renseignements l’est dans une école. Je n’opposerai pas l’été, les fruits qui mûrissent, les poussins qui prennent du poids, les blés qui lèvent, à la mort si proche. Je ne vois pas en quoi le calme de l’été contredirait la mort, ni en quoi la douceur des choses serait ironie. Mais une idée vague me vient: «C’est un été qui se dé traque. Un été en panne…». J’ai vu des batteuses abandonnées. Des faucheuses-lieuses abandonnées. Dans les fossés des routes, des voitures en panne abandonnées. Des villages abandonnés. Telle fontaine d’un village vide laissait couler son eau. L’eau pure se changeait en mare, elle qui avait coûté tant de soins aux hommes. Tout à coup une absurde image me vient. Celle des horloges en panne. De toutes les horloges en panne. Horloges des églises de village. Horloges des gares. Pendules de cheminée des maisons vides. Et, dans cette devanture d’horloger enfui, cet ossuaire de pendules mortes. La guerre… on ne remonte plus les pendules. On ne ramasse plus les betteraves. On ne répare plus les wagons. Et l’eau, qui était captée pour la soif, ou pour le blanchissage des belles dentelles du dimanche des villageoises, se répand en mare devant l’église. Et l’on meurt en été… C’est comme si j’avais une maladie. Ce médecin vient de me dire: «C’est bien embêtant…» Il faudrait donc penser au notaire, à ceux qui restent. En fait, nous avons compris, Dutertre et moi, qu’il s’agit d’une mission sacrifiée: — Étant données les circonstances présentes, achève le Commandant, on ne peut pas trop tenir compte du risque… Bien sûr. On ne «peut pas trop». Et personne n’a tort. Ni nous, de nous sentir mélancoliques. Ni le Commandant, d’être mal à l’aise. Ni l’État-Major, de donner des ordres. Le Commandant rechigne parce que ces ordres sont absurdes. Nous le savons aussi, mais l’État-Major le connaît lui-même. Il donne des ordres parce qu’il faut donner des ordres. Au cours d’une guerre, un État-Major donne des ordres. Il les confie à de beaux cavaliers, ou, plus modernes, à des motocyclistes. Là où régnaient la pagaille et le désespoir, chacun de ces beaux cavaliers saute à bas d’un cheval fumant. Il montre l’Avenir, comme l’étoile des Mages. Il apporte la Vérité. Et les ordres reconstruisent le monde. Ça, c’est le schéma de la guerre. L’imagerie en couleur de la guerre. Et chacun s’évertue, de son mieux, à faire que la guerre ressemble à la guerre. Pieusement. Chacun s’efforce de bien jouer les règles. Il se pourra, peut-être, alors, que cette guerre veuille bien ressembler à une guerre. Et c’est afin qu’elle ressemble à une guerre que l’on sacrifie, sans buts précis, les équipages. Nul ne s’avoue que cette guerre ne ressemble à rien, que rien n’y a de sens, qu’aucun schéma ne s’adapte, que l’on tire gravement des fils qui ne communiquent plus avec les marionnettes. Les États-Majors expédient avec conviction ces ordres qui ne parviendront nulle part. On exige de nous des renseignements qui sont impossibles à récolter. L’aviation ne peut pas assumer la charge d’expliquer la guerre aux États-Majors. L’aviation, par ses observations, peut contrôler des hypothèses. Mais il n’est plus d’hypothèses. Et l’on sollicite, en fait, d’une cinquantaine d’équipages, qu’ils modèlent un visage à une guerre qui n’en a point. On s’adresse à nous comme à une tribu de cartomanciennes. Je regarde Dutertre, mon observateur-cartomancienne. Il objectait, hier, à un Colonel de la Division: «Et comment feraije, à dix mètres du sol, et à cinq-cent-trente kilomètres-heure, pour vous repérer les positions? – Voyons, vous verrez bien où l’on vous tirera dessus! Si l’on vous tire dessus, les positions sont allemandes.» — J’ai bien rigolé, concluait Dutertre, après la discussion. Car les soldats français n’ont jamais vu d’avions français. Il en est mille, disséminés de Dunkerque à l’Alsace. Mieux vaudrait dire qu’ils sont dilués dans l’infini. Aussi, quand, sur le front, un appareil passe en rafale, à coup sûr il est allemand. Autant s’efforcer de le descendre avant qu’il ait lâché ses bombes. Son seul grondement déclenche déjà les mitrailleuses et les canons à tir rapide. — Avec une telle méthode, ajoutait Dutertre, ils seront précieux leurs renseignements!… Et l’on en tiendra compte parce que, dans un schéma de guerre, on doit tenir compte des renseignements!… Oui mais la guerre aussi est détraquée. Heureusement – nous le savons bien – on ne tiendra aucun compte de nos renseignements. Nous ne pourrons pas les transmettre. Les routes seront embouteillées. Les téléphones seront en panne. L’État-Major aura déménagé d’urgence. Les renseignements importants sur la position de l’ennemi, c’est l’ennemi lui-même qui les fournira. Nous discutions, il y a quelques jours, près de Laon, sur la position éventuelle des lignes. Nous envoyons un lieutenant en liaison chez le général. À mi-chemin entre notre base et le général, la voiture du lieutenant se heurte en travers de la route à un rouleau compresseur, derrière lequel s’abritent deux voitures blindées. Le lieutenant fait demi-tour. Mais une rafale de mitrailleuses le tue net et blesse le chauffeur. Les blindées sont allemandes. Au fond, l’État-Major ressemble à un joueur de bridge que l’on interrogerait d’une pièce voisine: — Que dois-je faire de ma dame de pique? L’isolé hausserait les épaules. N’ayant rien vu du jeu, que répondrait-il? Mais un État-Major n’a pas le droit de hausser les épaules. S’il contrôle encore quelques éléments, il doit les faire agir pour les garder en main, et pour tenter toutes les chances, tant que dure la guerre. Bien qu’en aveugle, il doit agir, et faire agir. Mais il est difficile d’attribuer un rôle, au hasard, à une dame de pique. Nous avons déjà constaté, avec surprise d’abord, puis comme une évidence que nous aurions pu prévoir, ensuite, que, lorsque l’éboulement commence, le travail manque. On croit le vaincu submergé par un torrent de problèmes, usant jusqu’à la corde, pour les résoudre, son infanterie, son artillerie, ses tanks, ses avions… Mais la défaite escamote d’abord les problèmes. On ne connaît plus rien du jeu. On ne sait à quoi employer les avions, les tanks, la dame de pique… On la jette au hasard sur la table, après s’être creusé la tête pour lui découvrir un rôle efficace. Le malaise règne, et non la fièvre. La victoire seule s’enveloppe de fièvre. La victoire organise, la victoire bâtit. Et chacun s’essouffle à porter ses pierres. Mais la défaite fait tremper les hommes, dans une atmosphère d’incohérence, d’ennui, et, par-dessus tout, de futilité. Car d’abord elles sont futiles, les missions exigées de nous. Chaque jour plus futiles. Plus sanglantes et plus futiles. Ceux qui donnent des ordres n’ont d’autres ressources, pour s’opposer à un glissement de montagne, que de jeter leurs derniers atouts sur la table. Dutertre et moi nous sommes des atouts et nous écoutons le Commandant. Il nous développe le programme de l’après-midi. Il nous envoie survoler, à sept cents mètres d’altitude, les parcs à tanks de la région d’Arras, au retour d’un long parcours à dix mille mètres, de la voix qu’il prendrait pour nous dire: — Vous me suivrez alors la seconde rue à droite jusqu’au coin de la première place; il y a là un bureau de tabac où vous m’achèterez des allumettes… — Bien mon Commandant. Ni plus ni moins utile, la mission. Ni plus ni moins lyrique, le langage qui la signifie. Je me dis: «mission sacrifiée.» Je pense… je pense beaucoup de choses. J’attendrai la nuit, si je suis vivant, pour réfléchir. Mais vivant… Quand une mission est facile, il en rentre une sur trois. Quand elle est un peu «embêtante», il est plus difficile, évidemment, de revenir. Et ici, dans le bureau du Commandant, la mort ne me paraît ni auguste, ni majestueuse, ni héroïque, ni déchirante. Elle n’est qu’un signe de désordre. Un effet du désordre. Le Groupe va nous perdre, comme on perd des bagages dans le tohu-bohu des correspondances de chemins de fer. Et ce n’est pas que je ne pense sur la guerre, sur la mort, sur le sacrifice, sur la France, tout autre chose, mais je manque de concept directeur, de langage clair. Je pense par contradictions. Ma vérité est en morceaux, et je ne puis que les considérer l’un après l’autre. Si je suis vivant, j’attendrai la nuit pour réfléchir. La nuit bien-aimée. La nuit, la raison dort, et simplement les choses sont. Celles qui importent véritablement reprennent leur forme, survivent aux destructions des analyses du jour. L’homme renoue ses morceaux et redevient arbre calme. Le jour est aux scènes de ménage, mais, la nuit, celui-là qui s’est disputé retrouve l’Amour. Car l’amour est plus grand que ce vent de paroles. Et l’homme s’accoude à sa fenêtre, sous les étoiles, de nouveau responsable des enfants qui dorment, du pain à venir, du sommeil de l’épouse qui repose là, tellement fragile et délicate et passagère. L’amour, on ne le discute pas. Il est. Que vienne la nuit, pour que se montre à moi quelque évidence qui mérite l’amour! Pour que je pense civilisation, sort de l’homme, goût de l’amitié dans mon pays. Pour que je souhaite servir quelque vérité impérieuse, bien que, peut-être, inexprimable encore… Pour le moment je suis tout semblable au chrétien que la grâce a abandonné. Je jouerai mon rôle, avec Dutertre, honnêtement, cela est certain, mais comme l’on sauve des rites lorsqu’ils n’ont plus de contenu. Quand le dieu s’en est retiré. J’attendrai la nuit, si je puis vivre encore, pour m’en aller un peu à pied sur la grand’route qui traverse notre village, enveloppé dans ma solitude bien-aimée, afin d’y reconnaître pourquoi je dois mourir.
II Je me réveille de mon rêve. Le Commandant me surprend par une proposition étrange: — Si ça vous ennuie trop, cette mission… si vous ne vous sentez pas en forme, je peux… — Voyons, mon Commandant! Le Commandant sait bien qu’une telle proposition est absurde. Mais, quand un équipage ne rentre pas, on se souvient de la gravité des visages, à l’heure du départ. On interprète cette gravité comme le signe d’un pressentiment. On s’accuse de l’avoir négligée. Le scrupule du Commandant me fait souvenir d’Israël. Je fumais, avant-hier, à la fenêtre de la Salle des Renseignements. Israël, quand je l’aperçus de ma fenêtre, marchait rapidement. Il avait le nez rouge. Un grand nez bien juif et bien rouge. J’ai été brusquement frappé par le nez rouge d’Israël. Cet Israël, dont je considérais le nez, j’avais pour lui une amitié profonde. C’était l’un des plus courageux camarades pilotes du Groupe. L’un des plus courageux et l’un des plus modestes. On lui avait tellement parlé de la prudence juive que, son courage, il devait le prendre pour de la prudence. Il est prudent d’être vainqueur. Donc, je remarquai son grand nez rouge, lequel ne brilla qu’un instant, vu la rapidité des pas qui emportaient Israël et son nez. Sans vouloir plaisanter, je me retournai vers Gavoille: — Pourquoi fait-il un nez comme ça? — Sa mère le lui a fait, répondit Gavoille. Mais il ajouta: — Drôle de mission à basse altitude. Il part. — Ah! Et, bien sûr, je me suis rappelé, le soir, lorsque nous eûmes cessé d’attendre le retour d’Israël, ce nez qui, planté dans un visage totalement impassible, exprimait avec une sorte de génie, à lui seul, la plus lourde des préoccupations. Si j’avais eu à com-mander le départ d’Israël, l’image de ce nez m’eût hanté longtemps comme un reproche. Israël, certes, n’avait rien répondu à l’ordre de départ, sinon: «Oui mon Commandant. Bien mon Commandant. Entendu mon Commandant.» Israël, certes, n’avait pas tressailli d’un seul des muscles de son visage. Mais, doucement, insidieusement, traîtreusement, le nez s’était allumé. Israël contrôlait les traits de son visage, mais non la couleur de son nez. Et le nez en avait abusé pour se manifester, à son compte, dans le silence. Le nez, à l’insu d’Israël, avait exprimé au Commandant sa forte désapprobation. C’est peut-être pourquoi le Commandant n’aime point faire partir ceux qu’il imagine accablés de pressentiments. Les pressentiments trompent presque toujours, mais font rendre aux ordres de guerre un son de condamnation. Alias est un chef, non un juge. Ainsi, l’autre jour, à propos de l’adjudant T. Autant Israël était courageux, autant T. était accessible à la peur. C’est le seul homme que j’aie connu qui éprouvât réellement la peur. Quand on donnait à T. un ordre de guerre, on déclenchait en lui une bizarre ascension de vertige. C’était quelque chose de simple, d’inexorable et de lent. T. se raidissait lentement des pieds vers la tête. Son visage était comme lavé de toute expression. Et les yeux commençaient de luire. Contrairement à Israël, dont le nez m’avait paru tellement penaud, penaud de la mort probable d’Israël, en même temps que tout irrité, T. ne formait point de mouvements intérieurs. Il ne réagissait pas: il muait. Quand on avait achevé de parler à T., on découvrait que l’on avait simplement en lui allumé l’angoisse. L’angoisse commençait de répandre sur son visage une sorte de clarté égale. T., dès lors, était comme hors d’atteinte. On sentait s’élargir, entre l’univers et lui, un désert d’indifférence. Jamais ailleurs, chez nul au monde, je n’ai connu cette forme d’extase. — Je n’aurais jamais dû le laisser partir ce jour-là, disait plus tard le Commandant. Ce jour-là, quand le Commandant avait annoncé son dé-part à T., celui-ci, non seulement avait pâli, mais il avait commencé de sourire. Simplement de sourire. Ainsi font peut-être les suppliciés quand le bourreau, vraiment, dépasse les bornes. — Vous n’êtes pas bien. Je vous remplace… — Non, mon Commandant. Puisque c’est mon tour, c’est mon tour. Et T., au garde à vous devant le Commandant, le regardait tout droit, sans un mouvement. — Mais si vous ne vous sentez pas sûr de vous… — C’est mon tour, mon Commandant, c’est mon tour. — Voyons T… — Mon Commandant… L’homme était semblable à un bloc. Et Alias: — Alors je l’ai laissé partir. Ce qui suivit ne reçut jamais d’explication. T., mitrailleur à bord de l’appareil, subit une tentative d’attaque de la part d’un chasseur ennemi. Mais le chasseur, ses mitrailleuses s’étant enrayées, fit demi-tour. Le pilote et T. se parlèrent entre eux jusqu’aux environs du terrain de base, sans que le pilote remar-quât rien d’anormal. Mais à cinq minutes de l’arrivée, il n’obtint plus de réponse. Et l’on retrouva T., dans la soirée, le crâne brisé par l’empennage de l’avion. Il avait sauté en parachute dans des conditions désastreuses, en pleine vitesse, et cela en territoire ami, alors qu’aucun danger ne le menaçait plus. Le passage du chasseur avait joué comme un appel irrésistible. — Allez vous habiller, - nous dit le Commandant, —et soyez en l’air à cinq heures trente. — Au revoir, mon Commandant. Le Commandant répond par un geste vague. Superstition? Comme ma cigarette est éteinte, et qu’en vain je fouille mes poches: — Pourquoi n’avez-vous jamais d’allumettes? Ça, c’est exact. Et je franchis la porte sur cet adieu, en me demandant: Pourquoi n’ai-je jamais d’allumettes? — La mission l’ennuie, remarque Dutertre. Moi je pense: il s’en fout! Mais ce n’est pas à Alias que je songe en formant cette injuste boutade. Je suis choqué par une évidence que nul n’avoue: la vie de l’Esprit est intermittente. La vie de l’Intelligence, elle seule, est permanente, ou à peu près. Il y a peu de variations dans mes facultés d’analyse. Mais l’Esprit ne considère point les objets, il considère le sens qui les noue entre eux. Le visage qui est lu au travers. Et l’Esprit passe de la pleine vision à la cécité absolue. Celui qui aime son domaine, vient l’heure où il n’y découvre plus qu’assemblage d’objets disparates. Celui qui aime sa femme, vient l’heure où il ne voit dans l’amour que soucis, contrariétés et contraintes. Celui qui goûtait telle musique, vient l’heure où il n’en reçoit rien. Vient l’heure, comme maintenant, où je ne comprends plus mon pays. Un pays n’est pas la somme de contrées, de coutumes, de matériaux, que mon intelligence peut toujours saisir. C’est un Être. Et vient l’heure où je me découvre aveugle aux Êtres. Le Commandant Alias a passé la nuit chez le Général à discuter logique pure. Ça ruine la vie de l’Esprit, la logique pure. Puis il s’est épuisé, sur la route, contre d’interminables embouteillages. Puis il a trouvé, en rentrant au Groupe, cent difficultés matérielles, de celles qui vous rongent peu à peu comme les mille effets d’un glissement de montagne que l’on ne saurait contenir. Il nous a enfin convoqués pour nous lancer dans une mission impossible. Nous sommes des objets de l’incohérence générale. Nous ne sommes pas, pour lui, Saint Exupéry ou Dutertre, doués d’un mode particulier de voir les choses ou de ne pas les voir, de penser, de marcher, de boire, de sourire. Nous sommes des morceaux d’une grande construction dont il faut plus de temps, plus de silence et plus de recul pour découvrir l’assemblage. Si j’étais affligé d’un tic, Alias ne remarquerait plus que le tic. Il n’expédierait plus, sur Arras, que l’image d’un tic. Dans le cafouillis des problèmes posés, dans l’éboulement, nous sommes nous-mêmes divisés en morceaux. Cette voix. Ce nez. Ce tic. Et les morceaux n’émeuvent pas. Il ne s’agit point ici du Commandant Alias mais de tous les hommes. Au cours des corvées de l’enterrement, nous y aimions le mort, nous ne sommes pas en contact avec la mort. La mort est une grande chose. Elle est un nouveau réseau de relations avec les idées, les objets, les habitudes du mort. Elle est un nouvel arrangement du monde. Rien n’a changé en apparence, mais tout a changé. Les pages du livre sont les mêmes, mais non le sens du livre. Il nous faut, pour ressentir la mort, imaginer les heures où nous avons besoin du mort. Alors il manque. Imaginer les heures où il eût eu besoin de nous. Mais il n’a plus besoin de nous. Imaginer l’heure de la visite amicale. Et la décou vrir creuse. Il nous faut voir la vie en perspective. Mais il n’est point de perspective ni d’espace, le jour où l’on enterre. Le mort est encore en morceaux. Le jour où l’on enterre, nous nous dispersons en piétinements, en mains d’amis vrais ou faux à serrer, en préoccupations matérielles. Le mort mourra demain seulement, dans le silence. Il se montrera à nous dans sa plénitude, pour s’arracher, dans sa plénitude, à notre substance. Alors nous crierons à cause de celui-là qui s’en va, et que nous ne pouvons retenir. Je n’aime pas les images d’Épinal de la guerre. Le rude guerrier y écrase une larme, et dissimule son émotion sous des boutades bourrues. C’est faux. Le rude guerrier ne dissimule rien. S’il lâche une boutade, c’est qu’il pense une boutade. La qualité de l’homme n’est point en cause. Le Commandant Alias est parfaitement sensible. Si nous ne rentrons pas il en souffrira plus, peut-être, qu’un autre. À condition qu’il s’agisse de nous et non d’une somme de détails divers. À condition que cette reconstruction lui soit permise par le silence. Car si, cette nuit, l’huissier qui nous poursuit contraint encore le Groupe à déménager, une roue de camion en panne, dans l’avalanche des problèmes, fera reporter à plus tard notre mort. Et Alias oubliera d’en souffrir. Ainsi, moi qui pars en mission, je ne pense pas lutte de l’Occident contre le Nazisme. Je pense détails immédiats. Je songe à l’absurde d’un survol d’Arras à sept cents mètres. À la vanité des renseignements souhaités de nous. À la lenteur de l’habillage qui m’apparaît comme une toilette pour le bourreau. Et puis à mes gants. Où diable trouverai-je des gants? J’ai perdu mes gants. Je ne vois plus la cathédrale que j’habite. Je m’habille pour le service d’un dieu mort.
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